SOUVENIR D'ENFANCE ÉTÉ 1956
Paris. Boulevard Rochechouart.
Une longue rangée de hauts platanes adoucit la vue qu’on a des fenêtres des immeubles hausmaniens bien alignés. Sur un des innombrables balcons une petite fille en robe d’été joue. Elle a environ deux ans et tient d’une main qu’elle croit ferme un ballon, un ballon de baudruche orange. A ce moment précis, il n’y a rien de plus beau dans son univers encore limité que la possession de ce ballon : Il est d’un orange très doux, d’une légèreté magique, parfaitement lisse et rond et se tient tout droit au bout de sa tige. Un enfant est parfois heureux avec si peu de choses. Il n’y a pas un souffle de vent dans l’air tiède de ce mois de juin. Mais le bonheur n’a pas que des avantages, il vous fait relâcher votre attention. Il faudrait toujours rester vigilant quand on se sent heureux, de peur de voir le bonheur fuir. La petite main de l’enfant s’ouvre alors, peut-être pour voir ce qui va se passer et le ballon gonflé à l’hélium s’éloigne de la fillette dans une verticalité parfaite et inexorable. L’enfant, la tête renversée vers le ciel et le point orange qui diminue de seconde en seconde entre le vert des arbres et les immeubles, ne pleure pas. Elle vient pourtant de perdre un trésor inestimable mais sait que c’est irrémédiable. Ses yeux, dans lesquels se reflètent le ciel parisien, ne perdent rien de ce spectacle éphémère qui la fascine. Son chagrin étonnamment reste intérieur. Cette enfant d’une certaine façon vient de mûrir de plusieurs années en quelques instants.
Catibou